Regard vers l’horizon, mes pensées s’évadent au gré des vagues, empli d’un inhabituel sentiment de nostalgie. Peut-être parce que je m’apprête à me séparer un temps de cette vue, paré à m’enfoncer dans les terres. Là-bas, tout au bout, par-delà cet océan se trouve les terres où je suis né. Personne ne le sait, à l’exception prêt de mon cercle restreint et rapproché. Enfant du pays des caribous, ce fut en terre canadienne que je vis le jour d’une mère sud-coréenne et d’un père inconnu. Une mère bohème, insouciante, inconsciente, une mère incapable de s’occuper correctement d’un enfant, conçu par accident, gardé comme une poupée. Année 2072, année d’annexion de ce pays par les Etats-Unis, je ne ferais le récit des premières années laborieuses de ces deux vies, trop jeune pour m’en souvenir. Trop éclairé désormais pour savoir que chaque anecdote contée par ma génitrice put être pure invention. Aujourd’hui encore, elle raconte une vie qui n’est pas la sienne. Mais désormais, car elle ne peut plus chanter la vérité. Comment cette esclave au visage balafré qui s’échine aux bases besognes du gibang pourrait revendiquer être la mère d’un enfant éduqué chez les hauts gradés ? Fils d’érudit que je suis. Beau-frère du Capitaine qu’il parait. Comment une telle situation a pu arrivée ?



An 2076, si ma mémoire ne me trompe, par la force des choses ma mère rentra au pays. Elle tenta de retrouver ses parents, de modestes pêcheurs, et n’y retrouva que sa vieille mère : une harpie aigrie. Je n’avais besoin de comprendre la langue du pays pour comprendre lorsqu’elle médisait, tout particulièrement à mon sujet. Mes souvenirs sont trop flous pour relater comment nous vivions, comment la guerre nous l’avons traversé. Je crois que nous avons bénéficié de la sécurité d’un bunker privé. Je crois que ce fut aussi à l’intérieur que nous les avons pour la première fois : Takahashi et sa fille. Je ne me souviens car mal nourri par une mère incapable, en cette période, j’avais souffert de la faim et de la fièvre. Ces moments, je peine à redessiner. Les nombres de mois où nous y sommes restés me semble impossible à dénombrer. Je crois juste que par la suite, une fois sortie, nous avons tenté de survivre. Une femme frêle, une vieille femme et un gamin à la constitution robuste de naissance, fragilisé par sa sous-nutrition : nous étions condamnés. Ma grand-mère fut la première à trépasser. Semblerait que j’en porterais la culpabilité, qu’indiscipliné, insolent, désobéissant, je l’aurais épuisée. N’était-ce au fond pas mort plus douce qu’une transformation en goule ? Quoique elle en avait déjà toutes les caractéristiques à mes yeux. 



Lors de son immolation, nous attirâmes sans doute l’attention d’un groupe d’autres réfugiés, luttant comme ils pouvaient pour leur survie. Une poignée d’individus parmi lesquels se trouvaient cette fois belle et bien Takahashi et sa fille. Nos parents se rapprochèrent tandis que pour notre part, nous nous regardions alors en chien de faïences. Cette fille avait quelque chose de profondément mauvais derrière ses airs d’ange parfait. Peu à peu, nous en sommes venus à constituer une famille. Cette soeur et moi, nous nous sommes apprivoisés parce qu’au fond, nous lisions l’un dans l’autre. J’étais le seul auquel elle dévoilait sa véritable personnalité. Encore plus perfide que celle de son père. Pour survivre, ce dernier était prêt à tout. Sa fille et lui d’abord, sa mère en prime et moi par extension, les autres après. Ainsi autant dire que notre groupe de survivants fut peu à peu décimé par les difficultés de toute nature et que si nous fûmes les seuls à rester en vie, ce ne fut pas un hasard. Il nous apprit plus ou moins indirectement, le machiavélisme de la loi de la Jungle. A ce jeu, ma soeur est la meilleure Aussi jeunes que nous fûmes, il a fait de nous d’incroyables résistants. Et potentiellement des tueurs, si ce n’était pour vie, j’étais prêt à tous les crimes pour celle de ma soeur.



Attachés plus que de raisons l’un à l’autre, nous avions une dizaine d’années lorsque notre père entendit parler de l’Ordre des Insurgés. À ses yeux, nos seules chances de survie dans la durée se trouvait là-bas. Il se mit alors en tête de les rencontrer et rejoindre leurs rangs. Nous avions une dizaine lorsque la jalousie grondante de ma soeur se manifesta. Ma mère elle piégea, la jeta en pâture à des créatures. Derrière nous, nous l’avons laissée pour morte.



An 2083, enfin, nous parvenons à rencontre des représentants de l’Ordre des Insurgés. Bien sûr être considéré comme des leurs, il nous fallut, à notre père mais pas seulement prouvé notre valeur et notre loyauté. À partir de ce jour, je devins  « officiellement » le fils biologique de Takahashi, père de deux jumeaux dont le garçon répondait au prénom de Naoki. Pourquoi m’avoir gardé ? Parce qu’il pensait bon d’avoir un fils. Parce qu’un fils peut être facteur de prestige et de pouvoir. Sauf que je ne fus jamais le fils à son papa aussi parfait que sa fille pouvait l’être et je n’en avais pas l’envie. De toute façon, elle préférait me garder comme un marginal rien qu’à elle. Elle préférait que je ne lui fasses pas d’ombre non plus. Et je répondais toujours à la moindre de ses volontés À l’exception d’une seule, qui se manifesta plus tard alors que nous étions adolescents. Mais avant d’en arriver là, nous avons trimé, pendant des années et des années encore. D’une ambition insatiable, dès notre entrée dans l’ordre, Takahashi père nous a fait instruire – à son instar qui redoublait d’efforts pour s’élever au rang de érudit – comme de véritable super soldat, aussi bien intellectuellement que physiquement. Certes, je subis entrainement plus physique que ma soeur, mais ne sous-estimez jamais ses capacités à se défendre voire à attaquer. Quant à ma personne… Parait-t-il qu’il ne faudrait mieux pas trop négliger non plus mes compétences intellectuels. Si je ne suis pas aussi instruit qu’un érudit, si je n’ai jamais montré d’assiduité scolaire pour passer le concours, j’ai toujours su enregistré ce qui m’intéressait. Et par goût de la déviance peut-être, pour être utile à ma soeur d’autant plus dans ses desseins de grandeur, je me suis dévoué à ce qu’on pourrait sans doute appeler les arts de la guerre. Depuis l’âge de 12ans, je me suis entrainé à me battre, au-delà des luttes pour la survie menée précédemment. J’ai subi des défaites cuisantes à avoir les yeux plus gros que le ventre, à provoquer plus grands et plus forts, mais je voulais m’imposer. Période charnière où les hormones me rendirent un temps plus hargneux et bagarreur. Avec l’expérience et la maturité, je me suis également assagi. À quoi bon se fatiguer inutilement ? D’autant que j’attends de trouver véritable adversaire à la hauteur pour m’intéresser. 



Malgré l’insignifiance de mon existence, j’exalte d’une assurance insolente. Au sein de l’Ordre je fais ma vie. Dans mon adolescence j’ai jouit des plaisirs de la chair et du goût du risque avec mes trocs sous le manteau : gardien des vilains secrets des hauts gradés dit si respectables. J’ai déchanté aussi. En visite chez les gisaengs auprès desquelles, je dépensais les biens de mon prétendu géniteur, alors encore pour me délecter de ses fruits si délicieux et non pas seulement pour trouver un refuge de tranquillité, un jour je croisais une de leur esclave de corvée. Qu’importait l’immonde balafre sur son visage – raison pour laquelle, on ne la voyait presque jamais – cette femme s’avérait indéniablement être ma mère ! Cruauté de cette société, nous devons feindre de nous ignorer. L’idée de plaider son achat auprès de mon père adoptif me traversa bien l’esprit cependant… À la croisée du regard de ma soeur, je sus que si elle l’apprenait malheur arriverait à ma mère. J’ai toujours su son implication dans l’accident, comme un jour elle m’avait avoué avoir poussé sa propre mère du haut de la falaise alors qu’elle n’était qu’une si jeune enfant. J’aurais pu la haïr, la rejeter, mais non : elle est mon seul pilier. Un attachement à l’adolescence devenu trop grand, malsain de son côté. Si j’acceptais bien volonté d’être un objet qui lui appartenait, je ne pouvais ni l’aimer, ni la désirer comme une femme. Face à son désir, j’étais sur le fil. Par chance, son ambition la détourna finalement de moi. Entre l'amour et le pouvoir, puisque je ne pouvais lui rendre le sien à l’égal de son souhait, elle n’hésita pas un instant. Qu’elle devienne une épouse du Capitaine avait toujours été un objectif qu’elle et son père poursuivait. Dans leurs grands desseins au lieu de l’un je n’étais plus qu’un parasite, aux yeux de l’autre, j’étais un parfait instrument. Et qu’elle m’utilise autant qu’elle le souhaite, je n’ai d’autre volonté A défaut de pouvoir véritablement être libre, je préfère lui appartenir.

Ainsi, au fil des années, j’ai grandi. Plus entrainé qu’un chien de l’armée, à défaut d’érudition, je devins un homme de terrain. Un solitaire de préférence au cul duquel les grades inférieurs aiment bien coller vraisemblablement. La découverte de Suwon, j’entends bien y participer. Sa conquête, si ma soeur le souhaite, j’oeuvrais à la rendre possible. Je suis un fidèle chien de la reine, la reine que j’ai choisi.