Je regarde le plafond de ce qui me sert d’abris. Je ne dors pas. Cela fait longtemps que je n’ai pas réellement dormis d’un sommeil profond. Je ne peux pas, je ne peux plus, des visages qui hantent mes rêves et mes cauchemars. Un visage de bébé, le visage d’un père et celui d’une mère. Le visage d’un adolescent. Je me redresse pour chasser ces images, j’ai l’impression d’étouffer. Et pourtant… Je vivais le plus calmement que je ne l’avais jamais été. Les premières années de ma vie dans un monde en paix, auprès de ma famille, de doux souvenirs que je chérissais mais qui me poignardaient toujours un peu plus. Ceux de l’abris, neuf ans de solitude dans un endroit où être seul était quasiment impossible. J’étais fatigué d’y repenser. On m’avait déjà posé la question : est-ce que je regrettais d’avoir quitté l’abris ? Oui et non. L’abris c’était une forme d’assurance. Mais, une assurance qui me laissais dans l’ignorance. Je m’étais émanciper, j’en avais souffert. 18 mois aux mains de la Main Rouge, la perte d’un bras que j’avais dû me couper moi-même, une vérité que j’avais encore du mal à appréhender. Je passais une main sur le moignon au bout de mon bras gauche. Ces saloperies de goules… Raahh, qu’est-ce que je ne pouvais pas les voir. Je savais ce que c’était que la vie en solitaire dans la forêt, j’y avais survécut plusieurs mois avant ma capture. Quelle capture d’ailleurs… j’avais sauvé la vie d’un de leur membre. Ce visage que je n’oublierais jamais, visage qui allait de paire avec un autre. Celui de ma sœur. En le sauvant lui, j’avais condamné ma petite sœur, celle pour laquelle j’avais quitté l’abris, celle que j’avais voulu retrouver. Elle avait été capturée par la Main Rouge en représailles de mon père et du leader des Veilleurs, elle avait grandi chez eux et ce gamin l’avait attiré à l’extérieur. Ce salaud. J’attrapais un bout de tissu que je mis autour de mon bras gauche et y accrochait la prothèse que j’avais fabriqué pour pallier à mon infirmité. Je m’y étais fait assez vite, j’avais l’habitude maintenant. Si je n’étais pas tombé sur un groupe de Veilleurs, je n’aurais jamais survécu à l’amputation que j’avais été obligé de me faire subir. Les Veilleurs m’avaient sauvé la vie, ils m’avaient aussi permis d’apprendre la vérité sur mon père. Pour ma sœur, il avait fallu que je sois un peu plus inventif. Capturer un membre de la main rouge blessé pour apprendre la vérité. J’avais sauvé l’assassin de ma sœur. Fou de rage, je l’avais massacré. Je n’avais jamais été aussi violent de ma vie. Tellement violent. Mais je réservais pire à l’autre. Quelqu’un m’appela :

-« Geom, j’ai besoin d’un coup de main ! »

J’affichais mon éternel sourire avant de me diriger vers l’origine du bruit. Serviable et souriant, voilà mon attirail, ma meilleure arme. J’avais tellement l’habitude d’être comme ça. Tellement l’habitude de mentir. J’étais comme anesthésié du quotidien. Anesthésié du monde. Je rendais service dès qu’on en avait besoin, parce que c’était la seule chose que je pouvais faire. Il était aimable le Geom, il était sympathique. Il supportait tout et n’importe qui. Il avait bon dos quelque part. Mais mieux valait ne pas chercher trop loin dans le personnage, je ne garantissais pas que l’on puisse en ressortir indemne.