Il continuait de le fixer, sans rien dire, le visage peut être impassible mais les pensées en fusion. Si c’était facile… Un léger rictus barra les lèvres du soldat de l’unité A, clairement amusé par cette idée saugrenue. Cet individu se rendait-il vraiment compte dans quel nouveau monde il vivait dès à présent ? Plus rien ne ressemblait au passé ; alors non, ce n’était pas facile pour Tôma. Lui aussi avait subi des pertes, il n’était plus du tout la même personne qu’il était en entrant dans le bunker, une quinzaine d’années plus tôt. Il était devenu quelqu’un de différent, plus à même de se rendre compte de ce qu’était la réalité vraie, de quelle manière subtile (ou non) on parvenait à leur mentir depuis tout ce temps. Tôma ignorait les étapes qu’avait pu avoir son interlocuteur dans sa vie, mais de là à ce qu’il vienne lui balancer que c’était « facile », c’était sans doute car il n’avait pas perdu grand-chose. Néanmoins, à la place de lui jeter ses serpents à la figure, le soldat préférait s’insinuer dans son petit jeu en haussant bien sûr les épaules pour permettre un peu de nonchalance dans son comportement.

« C’est bien comme ça que le monde fonctionne maintenant, non ? Les dettes sont les seules choses que nous puissions nous rembourser. »

A l’inverse des dégâts colossaux faits à la Terre, aux trop nombreux hommes morts à cause des bombes nucléaires, à la déshumanisation des êtres qui continuaient de se traîner dans les terres, fouillant sans cesse pour croire encore en quelque chose, imaginant que rien n’était perdu alors que c’était déjà fini depuis qu’il avait été question d’une troisième guerre. Le monde courrait à sa perte et personne ne réagissait pour empêcher sa destruction.
Tôma commença donc à reprendre sa marche, quittant la salle de cet hôpital puis l’hôpital en lui-même. Cependant, le singe en décida bien autrement en se positionnant face à lui, geignant de le porter et, en contrepartie, il lui dévoilerait son nom. Le Japonais ne se gêna pas pour abandonner un rire moqueur avant de le pousser d’une épaule, passant son chemin.

« Je me moque bien de connaître ton nom, le singe. Avance maintenant et tâche de ne pas faire autant de bruits pour ne pas attirer d’autres bêtes ; sinon je t’y laisserais cette fois-ci. »

Pour qui se prenait-il ? Il attirait des ennuis à Tôma et, en plus de cela, il s’imaginait être apporté directement à l’Abri sans marcher ? C’était son bras qui était blessée, non l’une de ses jambes – quoique même si cela aurait été une jambe, le soldat ne l’aurait pas porté pour autant.
Finalement, les deux hommes purent reprendre leur ascension vers le fameux bunker à plusieurs kilomètres de cela. La route était quand même assez longue, il fallait rester vigilent tout au long de cette marche et ne pas cesser d’être sur ses gardes. De temps à autre, le soldat osait des regards derrière lui, sentant son camarade traîner des pieds à sa suite. Il fallait qu’ils continuent d’avancer, au plus vite car, déjà, le soleil commençait à se coucher à l’horizon. Tôma conservait son arme dans les mains, prêt à tirer dans le besoin.

« Dépêche-toi », lançait-il parfois pour encourager le singe à se hâter.

Après tout, ce garçon n’était-il pas agile ? Il pouvait lui prouver qu’il était quand même capable de survivre à cette traversée pour atteindre leur objectif. D’ailleurs, pensif, Tôma se demandait de quelle façon il allait bien pouvoir faire entrer cet inconnu dans le bunker. Mais, blessé, cela serait beaucoup plus simple de déclarer aux gardes qu’il l’avait croisé dans le désert. Personne ne le laisserait mourir, surtout après les récents événements survenus dans ce fameux désert, et plus loin encore.

Bien évidemment, il allait devoir marcher par ses propres moyens.

Tremblant de la tête aux pieds, ce n'était plus parce que son interlocuteur lui avait jeté de l'eau sur la tête. Il tremblait de peur à l'idée que cela ne soit qu'un piège. Il n'avait pas envie de souffrir plus qu'il ne souffrait déjà avec son bras qu'il tenait fermement contre son torse. Il n'avait pas vécu longtemps dans l'Abri et n'avait aucune idée de comment ils vivaient au jour d'aujourd'hui là-bas. Si on découvrait d'où il venait, allait-on le torturer, puis le tuer ? Ou est-ce qu'on allait le laisser partir après qu'il ait souffert pour qu'il délivre un message ? Il ne savait pas à quoi s'attendre et cela l'inquiétait de plus en plus à chaque pas qu'il faisait.
Il connaissait, bien entendu, les rumeurs qui circulaient à propos de l'Abri comme du clan les Veilleurs. Mais, comment savoir ce qui était vrai et ce qui était faux ? Il marchait vers un terrain inconnu avec un inconnu et il était normal qu'il ne soit pas rassuré. Le brun devant lui lui avait-il menti en lui demandant de le suivre jusqu'à l'Abri pour le soigner ? Sa tête lui faisait mal et cela ne s'arrangeait pas.
La dernière fois qu'il avait eu peur, c'était en voyant sa mère s'effondrer quelques jours après avoir appris que son père était mort. Il avait eu peur que la vie ne l'emporte elle aussi mais elle était juste malade. Mais à quel prix ? Il savait que sa mère souffrait davantage qu'il ne souffrait en cet instant et qu'elle devait rêver de l'alléger de ce poids lourd sur ses épaules. Seulement, elle était son seule équilibre sur cette planète ; comment survivrait-il sans elle ? À cette heure-ci, avec cette plaie, sans elle, il serait déjà mort.

Cet imbécile devant lui ne l'avait pas non-plus rassuré en lui disant que le monde marchait par dettes désormais. Il s'en serait rongé les ongles. Néanmoins, il était passé à autre chose quand il avait refusé de le porter - chose à laquelle il s'était attendue -, prétextant qu'il s'en fichait comme d'une guigne de connaître son nom. Il avait haussé les épaules et l'avait rattrapé pour ne pas le perdre de vue. Oui, sans lui, il serait mort... Mais, d'ailleurs, pourquoi ne l'avait-il pas laissé mourir ? Il fixa son dos, faillit même lui rentrer dedans quand il se retourna pour lui dire de se dépêcher.

« Oui oui. »

Il accéléra le pas, ressentant davantage son arme dans son dos. Il ne l'aurait laissée en aucun cas derrière et avait pris le temps de la récupérer. Ils étaient désormais loin de l'hôpital et le chemin qui le séparait de la Main Rouge s'élargissait lui aussi. Il continua de suivre le brun sans dire mot pendant de longues minutes jusqu'à ce qu'il lâche :

« Je ne comprends toujours pas pourquoi tu m'as sauvé la vie, dit-il, Tu es vraiment un mec bizarre. »

Mais c'était ce qui lui plaisait chez lui. Il n'était pas comme les autres, il était différent. Ce n'était pas tous les jours qu'on pouvait tomber sur quelqu'un d'ennemi nous sauvant la mise en ce bas-monde. Le brun n'était-il pas à la recherche de quelque chose pour agir ainsi ? Akane, lui, l'aurait laissé probablement crever.

Tôma se demandait bien à quel moment les choses avaient pu changer à tel point qu'il était en train de ramener une personne de la Main Rouge dans l'Abri. Cela n'avait pas de sens, mais il ne pouvait pas non plus le laisser s'effondrer dans le désert sans la moindre possibilité de s'en sortir tout seul. Cet imbécile de singe n'avait pas vu le danger arriver et cette maudite rataupe ne s'était pas privée pour bien lui faire comprendre. Le soldat abandonna un soupir en apercevant, au loin, le haut du bunker qui se traçait. Cela faisait un petit moment qu'ils marchaient en silence, Tôma devant son interlocuteur, en guide. Puis, ce dernier vint à lui demander pour quelle raison est-ce qu'il avait décidé de le sauver - même si la question n'était pas tout à fait poser de cette manière. Tôma se tourna donc, ses talons bien fixés sur le sol tout comme ses pupilles qui revinrent se planter sur cette personne blessée dont il ignorait toujours le nom.

« Parce que toi tu ne l'aurais pas fait. Trop de personnes sont déjà mortes, pour moi tu ne mérites pas de les rejoindre. Et puis crever à cause d'une bête sauvage, ce serait bien idiot, non ? »

A sa place, il haussa les épaules avant de reprendre la marche, désignant d'un geste de la main l'Abri qui n'était plus très loin d'eux. Bien sûr, Tôma avait parlé de dettes à son camarade, et il espérait bien que cela aille bien plus loin qu'à ce sous-fifre de la Main Rouge. En faisant ce geste, en se permettant de faire soigner ce chasseur, il espérait bien que cela remonte jusqu'au grand chef et qu'en cas de besoin, les indépendants de la Main Rouge soient une force auprès des gens de l'Abri 826. Le bunker était un endroit sûr, mais tous ceux qui y vivaient n'étaient pas forcément doués pour le combat en cas d'attaque. Tôma n'était pas dupe et il se doutait que si jamais quelque chose arrivait, ils ne pourraient jamais s'en sortir sans aide extérieure.
Ce fut finalement dans ses pensées que le Japonais achemina d'apporter le singe jusqu'au fameux Abri. Les portes se présentaient à eux et Tôma dut bien évidemment expliquer la situation aux gardes qui se tenaient là afin qu'ils puissent entrer et se diriger tout droit vers l'infirmerie. Au moins, lui n'était pas blessé par cette bête dont il était venu à bout. Ici, le singe était entre de bonnes mains.