« Dis moi encore comment elle est. » Elle a toujours posé cette question très souvent, mais maintenant, c’est la seule qu’elle pose. La seule qui importe vraiment. Et ses discussions avec son père se résument à ça. « Était », corrige ce dernier, les mains affairées. Il fait beaucoup de choses pour le clan, il est utile. Les gens l’aiment, ici, les gens le respectent. Il tient une position haute, de celles qui poussent à baisser légèrement la tête lorsqu’il apparait. Oui, vraiment, les Veilleurs l’aiment, au moins autant qu’ils détestaient sa femme. « Ta mère était… c’était quelqu’un, vraiment. Il fallait la rencontrer pour le comprendre. » Quelqu’un d’inadapté. Quelqu’un qui n’était pas du coin. Une future fille de la main rouge, rencontrée alors que les clans n'existaient pas encore. Ils se sont aimés lorsqu'elle n'était pas encore une femme-ennemie qu’il aurait dû fuir ; mais ils se sont séparés très vite, si vite qu'elle est restée là-bas tandis que lui, il est rentré. « Elle était fabricante d’armes, je te l’ai déjà dit ? » Au moins cent fois. Peut-être plus. Mais Da hye est prête à l’entendre encore, encore et encore. Elle hoche la tête en signe d’encouragement tandis qu’il continue : « Quand elle est venue parmi nous pour t'élever... enfin, ça a été compliqué. Tu devais avoir cinq ans, t'étais si petite, vraiment, si minuscule. Et moi, je t'avais encore jamais vue, mais on savait tous les deux que t'étais ma fille. Alors on vous a accueillies, bien sur. » Parce que les Veilleurs sont ainsi, pacifistes, main tendue. Et qu’ils ne pouvaient pas laisser une femme dehors alors qu’elle demandait à faire partie d’eux, surtout pas accompagnée d'une gamine, surtout pas alors que le père était dans leurs rangs ; non, vraiment, ils ne pouvaient pas. La Main Rouge n’est pas un clan pour élever des enfants, pas vrai ? « Et au début les gens n’ont pas vraiment voulu d’elle ? — Ce n’est pas qu’ils n’ont pas voulu d’elle. Plutôt qu’ils… enfin qu’elle… qu’elle était différente. Un peu comme toi. »

Différente, un peu comme toi.
Ça veut dire à moitié d’ici, et puis à moitié d’ailleurs.

Da Hye, elle a entendu ça souvent. D’abord dans la bouche des autres enfants. Qui ne faisaient que répéter ce que leurs parents disaient, peut-être, surement. Et puis en grandissant, elle l’a entendu aux lèvres des adultes. Lorsqu’elle faisait quelque chose de bien, lorsqu’elle était utile, et elle l’était souvent, soudainement elle était pleinement veilleuse. Et lorsqu’elle avait le malheur de faire un pas de travers, alors tout était différent, alors on se rappelait qu’elle avait du sang ennemi dans les veines. Statut à part, bancal, mal accepté. Déjà gamine, elle partageait les avis ; elle était mignonne mais… un peu revêche, d’une certaine façon. Et altruiste mais… mais déjà dure, traits durs, regard dur, gestes durs.

Mais le pire, c’était la pitié, parfois, qui s’installait dans leurs yeux lorsqu’elle allait attendre le retour des patrouilles, devant les portes de l’abri. Et dans ces yeux à elle, il y avait de l’espoir, à chaque fois, inlassablement, un espoir déçu chaque fois. Parce que maman, elle ne revenait jamais ; pas à ses neuf ans, pas à ses dix ans, pas à ses onze non plus, et toujours pas à ses seize ans.

Seize ans. L’âge de débuter une formation. Da Hye a le regard vissé sur l’horizon depuis qu’elle a huit ans, depuis que sa mère est partie avec une unité d’exploration pour ne jamais en revenir. Et à force, elle a les pupilles entrainées. Distingue tout, ou presque, le mouvement des arbres lorsque le vent y passe, les chemins cachés sous le sable, les prises sures sur les falaises. Elle voit, comme personne d’autre ici ne voit, et cette faculté, chez les Veilleurs, tout le monde la lui reconnaît. « Un jour, elle est partie. » qu’elle marmonne finalement à l’adresse de son mentor, même s’il connaît déjà l’histoire. « Elle est juste partie et depuis, tout le monde dit qu’elle est morte mais j’peux pas… j’peux pas m’empêcher de penser que c’est faux. Que… tu vois, un jour j’vais la voir entre les arbres ou… les pieds léchés par les vagues, parce que j’irai jusqu’à la mer, j’peux te promettre que j’irai jusqu’à la mer. » Au gré des explorations, au gré des marches interminables, de la moto qui fonctionne quand elle le veut, avec ce même sweat rouge dégeu qui lui colle à la peau.

Un jour j’vais la voir, entre les arbres ou les pieds léchés par les vagues.
Mais les jours s’égrenent et elle ne voit personne. Alors elle se dit que c’est une défaillance de sa part, et elle s’entraine plus dur. On est jamais trop entrainé, de toute façon. Surtout pas lorsqu’on est moitié main rouge. Et rester statique, rester au camp, rester sédentaire, ça ne l’intéresse pas. Ce qu’elle veut, c’est bouger, explorer, découvrir. Parcourir les terres désolées, et faire ce qu’elle fait de mieux, éclairer. On dit qu’elle a du potentiel, pas seulement pour voir mais aussi pour convaincre, on parle de son âme de leader en devenir, de son charisme qui grandit, s’affine, s’affute pour devenir tranchant. Elle se débrouille bien, Da Hye, c’est un bon élément. Un peu trop sauvage, un peu trop mouvant, mais un bon élément quand même. Si compétent qu’elle obtient sa place, qu’elle devient éclaireuse. Et elle l’a voulu, et elle a lutté, et elle a appris à se défendre, s’est entrainée jusqu’à la sueur pour en arriver là. Et elle a attendu, toujours les yeux rivés sur l’horizon, des démangeaisons dans les pieds à force d’avoir envie de courir, elle a attendu quelqu’un qui n’est jamais revenu.