Est-ce qu’ils sont encore vivants ?
Peut-être que oui. Peut-être que non. Tout ce dont elle est certaine, c’est qu’ils sont mieux sans elle, et que dans l’agitation des premiers bombardements, ils n’ont même pas tourné le regard avant de la laisser seule au milieu d’une foule paniquée. On lui a marché sur les pieds, elle s’est reçu des coups de coude, jusqu’à s’endormir sur une couchette où elle ne se souvient pas s’être posée. Elle s’est laissée traîner, longtemps. Des mots incompréhensibles, un mutisme qui ont donné à plus d’un l’envie de s’en débarrasser, le boulet qu’on traîne au pied. Petit bout de rien, qu’on utilise pour se défouler, et qui pourtant, parvient à se faufiler et à garder sa vie sauve par tous les moyens possibles. Personne n’est là pour s’occuper d’elle. Elle apprend tout toute seule, on la croit dénuée d’âme, on a jamais vu un enfant avec un regard aussi vide.

Elle oublie ses parents. Elle s’entraîne à déformer leurs traits, à enlever tout attachement, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’un lointain souvenir. Lorsqu’elle ne supporte plus d’être manipulée comme un pantin, reléguée à un objet de bois posé sur une armoire qu’on peut amener à la vie quand ça nous chante, elle part. Perdue, perdue, totalement perdue, et pourtant, miracle de cette vie, elle tombe sur un groupe de gens qui, eux, la laissent vivre. Rien à faire qu’elle les fixe intensément sans s’en rendre compte, que des phrases incongrues lui sortent de la bouche ou qu’elle ne semble avoir aucun intérêt dans le fait de s’intégrer à la communauté : elle le fait à sa façon, en se rendant plus utile que jamais. Les Veilleurs, elle y est maintenant arrivée depuis dix ans. Son cerveau au service des avancées scientifiques qu’ils poussent sous l’élan de leur leader. Elle est à peine à se questionner sur la validité ou la moralité de telles recherches, toute entière passionnée par le fait de se sentir partie de quelque chose. Elle se terre dans le laboratoire la majorité de ses journées, pointe rarement le nez dehors et quand elle le fait, c’est avec plaisir qu’elle inspire l’air frais des hauteurs.

Plusieurs fois, elle a bien essayé de se mêler aux autres pour le travail de la terre, ou dans la négociation avec les autres clans. Aucun doute sur le fait qu’elle soit plus une entrave qu’une aide dans ce genre de situation, ça fait maintenant un moment qu’on privilégie l’aide mentale qu’elle peut apporter aux Veilleurs plus que le reste. Elle fait partie des scientifiques qui gravitent autour de Heisuke mais n’en retire aucune satisfaction, n’en s’en rend pas vraiment compte : après tout ils n’ont aucun traitement de faveur. Elle se garde bien de parler de ce qu’il ne faut pas, ce qui marche bien puisque de toute façon, elle n’a pas beaucoup l’occasion de discuter. Elle est passée d’enfant, à adolescente, à adulte dans cet endroit, sans jamais avoir l’envie de s’en échapper. Elle méprise ce qu’elle sait des autres clans, La Main Rouge et des Insurgés, dont la cruauté apparente lui semble démesurée. Au vu du peu de rencontres qu’elle a eu avec des membres d’autres clans, à part quelques personnes de l’abri qui ont pris refuge chez eux durant des explorations, elle n’a pas eu l’occasion de changer d’avis par rapport aux histoires dont elle a eu vent, ou des histoires qu’elle s’est inventé dans sa propre tête.