N’était-ce ridicule de placer tant de valeur, tant d’espoir dans un simple objet ? Dans ce monde où tout ce qui n’était vitale perdait de son sens, un bijou n’était que coquetterie. Un souvenir ne devenait que poussière. Dans ce monde où nombre se consumait davantage du voeu d’oubli. Ne pas ressasser le passé. Fermer les yeux sur ce qui désormais n’était plus. Ne vivions nous pas dans un monde du déni ? Un monde qui reniait ses origines. Qui ne louait plus ses héros disparus et au contraire, blâmait les uns pour leur incompétence, les autres pour leurs décisions, certains pour leurs actions et d’autres pour leur inaction. Les proches, pour leur abandon. Parce qu’il fallait des coupables. Parce que l’humanité a toujours eu ce besoin de reporter la faute sur autrui, mais qu’aujourd’hui, chacun savait bien qu’au fond, il avait besoin de son voisin, alors les défunts se coiffaient du masque des responsables. De cette guerre, l’humanité n’avait rien tiré. Les survivants ne semblaient en avoir déduit leçon à tirer. Au contraire, ils continuaient à batailler. Pour la survie. Les identités, les communautés et origines n’importaient plus. Chaque individu avait pour partie coupé ses racines, tentant de s’implanter d’ici de là, dans une nouvelle terre. Jeune pousse qui a grandi dans ce terreau aride, j’y accrochais fermement mes racines. Ce monde que nombre subissait, je l’accueillais, pleinement tel qu’il était. Bien que certes, je ne manquais pas dans déplorer certaines facettes, essentiellement les pratiques et altercations humaines. À l’image de ces gens…

Je me rendais compte en arpentant le marché comme malgré toutes les difficultés de la vie, ils me paraissaient désormais bien insouciants. Parce qu’ils ignoraient, ils n’imaginaient – qui le pourrait ? – l’ombre qui s’étendait progressivement jusqu’à nous. La vie à Suwon s’avérait certes remuée par les tensions entre clans mais un envahisseur bien plus grand pourrait venir créer encore davantage de désordre. Un mal abominable. Moi qui n’avait pas été élevé dans la soie, loin de là, ils m’effrayaient. Je les redoutais. Et à croiser, le regard de chacun de ces gens, je me surprenais à m’inquiéter qu’ils puissent continuer à arpenter les Terres Désolées sans se douter de ce danger. Comme je l’avais fait. Comme nous étions plusieurs à l’avoir fait et bien moins nombreux à avoir pu rentrer pour en témoigner. C’était dur, mais ne devions-nous pas en parler pour mieux parer les populations au danger ? Mais qu’en savions-nous réellement à l’exception de leurs effroyables traitements ? 

Dans un léger soupir, après que nous nous soyons salués, je m’éloignais. Une dernière, à quelques pas de là, je me retournais. Juste je t’observais. Toi, et cette personne qui t’accompagnait. Visage familier ce ne fut qu’à la vue attentive de celui-ci qu’enfin, je vous reconnus. N’était-ce ta mère ? Fatiguée, éreintée par le temps et la vie qu’elle a dû mené au cours de ces dix dernières années. Mais ses traits n’avaient pas autant changé que les tiens, tu étais plus une adolescente à présent mais une femme. Tu n’étais plus celle qui me courrait partout après alors que je m’enfuyais et errais dans les grottes. Jae Na. À la vue de votre tableau toutes les deux réunis, j’étais presque assurée de ne pas me tromper. Et je me sentais soulagée. Presque apaisée de voir des personnes de mon passé qui semblaient bien aller…

Je me mordis la lèvre, consciente de ma bévue. Par ce dessin, un indice pour me retrouver, je t’avais donné. Cependant, je ne te le reprendrais. Qu’importait le risque, mon désir de récupérer cet objet l’emportait. Je n’avais plus qu’à espérer que du fait que vous, Veilleurs, vous ne l’ayez toujours que vu composé de son intégralité, vous ne puissiez soupçonner que cette esquisse correspondait à la moitié du bijou que la petite Ra On conservait. D’autant qu’il n’était en ce temps, déjà aussi précieux à mes yeux qu’à présent…