Une fois la nuit tombée, je me dirige vers le rocher en hauteur des grottes qui me donne une vue imprenable sur les terres désolées. Je m'y assieds, je regarde la nature aussi belle que dangereuse, pour finalement m'y allonger et observer les étoiles. Ces astres que nous tous sommes incapables de toucher. Si pures. Si lointaines. Je suis émue. J'ai toujours rêvé d'être une étoile un jour. Parce que je pourrai éclairer le ciel, guider les hommes sur leurs terres souillées, et leur apporter un peu d'espoir. Où est l'espoir ? Il est abandonné, oublié depuis dix-sept ans. Dix-sept ans déjà que les bombes atomiques ont réduit une humanité en exil sur leurs propres terres. Je n'étais qu'une enfant quand la Grande Guerre est arrivée. Je n'avais rien compris à ce qu'il s'était passé, je me souviens juste avoir sagement pris la main de mon grand-frère Jae In après avoir entendu l'alarme retentir dans les rues. Lui a reçu les instructions, plus grand et responsable que moi. Après tout, je n'avais que neuf ans quand toute ma vie a basculé...

Ma famille était plus que modeste. Ma mère est une ancienne bijoutière, et mon père est naturaliste. Mon frère et moi, nous étions très proches et nous faisions quasiment les mêmes choses ensemble: piano, dessin, tennis... Non, on ne manquait de rien, et nous avons surtout appris à vivre simplement. Les caprices n'existaient pas chez nous. Lorsque la guerre est survenue, nos parents ont cherché à nous faire sortir de Séoul, car c'est là-bas que nous habitions à l'époque. Mais en tant de guerre, il n'y a jamais la place pour l'organisation. Les gens étaient tous paniqués. Nous sommes tous restés à l'abri des bombardements, et une fois la guerre terminée et les villes réduites en ruines, nous avons tous pu prendre la route loin de la capitale. C'est en voiture que nous avons rejoint le secteur de Suwon, c'était bien plus facile de trouver du carburant avant... Nous avions eu vent du grand groupe de rescapés des terres désolées, nous avions décidé de le rejoindre le temps de réfléchir à notre avenir. Mon père était confiant, il avait toujours travaillé avec les plantes et il est débrouillard de nature. Nous tous avions confiance en lui, pas une seule fois on a pu douter de lui.

Mon père était proche de Ryu Heisuke, celui que deviendra plus tard notre leader chez les Veilleurs. Hommes de sciences, ils comptaient l'un sur l'autre. Tout naturellement, c'est après le soulèvement de Cha Dong Ho qui a fondé son clan de son côté que nous avons pris la décision d'aider Heisuke à créer les Veilleurs en devenant quelques uns de ses premiers membres. Nous nous sommes tous établis aux grottes, proches de la nature et de la rivière. Avec mon frère, nous avons grandi et changé dans des conditions certes rudes, mais convenables pour nous. Nous nous épanouissions. Je restais proche de ma mère et je l'aidais avec son humble stand de bijoux et autres breloques qu'elle a monté avec d'autres marchands du clan. Haute comme trois pommes, j'ai grandi jour après jour aux côtés de ma mère qui m'a donné sa passion pour la quincaillerie. Sage avec ma mère, mais aventureuse avec mon frère, il nous arrivait très souvent de nous balader dans les alentours vers mes quinze ans. Jae In en avait vingt. L'extérieur ne nous faisait jamais peur et après tout, nous étions toujours accompagnés d'adultes.

Quelques années plus tard, une malencontreuse altercation avec des goules non loin de maisons abandonnées m'ôta mon grand-frère. Une morsure fatale dont nous nous sommes rendus compte trop tard ont fait de Jae In une goule. Un calvaire. Un cauchemar. Mes parents ont décidé ensemble de cacher mon frère. Peu avant qu'il perde totalement la raison, ils l'ont amené plusieurs centaines de mètres loin du camp. Là-bas, une fosse naturelle s'y trouvait. Mon frère a été placé ici, en attendant. Mais en attendant quoi ? Il était parti, mon frère. Une goule ne revient jamais en arrière... Et des jours durant, je venais près de la fosse pour regarder mon frère maugréer, râler, être de plus en plus inhumain dans ce monde qu'il a pourtant adoré. De mes yeux de jeune femme de vingt-et-un ans, mon frère était parti. Mes parents avaient l'espoir de le sauver, que Heisuke et son conseil scientifique pourraient faire quelque chose pour lui. Mais je lisais dans les yeux vitreux et rouges de Jae In qu'il souffrait. Que ce n'était plus une vie pour lui. Que ce n'était plus une vie pour nous. Un soir, j'ai volé le pistolet 9mm de mon père. Je me suis rendue en pleine nuit et totalement seule à la fosse secrète. Il n'a jamais bougé de là. Il tournait en rond, grattait les murs de calcaire dans une lente et éternelle agonie. J'ai pleuré. J'ai visé sa tête. C'était probablement ça le pire: il me regardait droit dans les yeux alors que je voulais abréger ses souffrances. Lorsque j'ai tiré sur la gâchette, j'ai eu l'impression de le tuer à nouveau. Ai-je réellement commis un fratricide ? Jae In n'était déjà plus là, ce n'était qu'un corps qui pourrissait au fond d'un trou. Jae In est mort. Jae In ne reviendra pas, et j'ai tout fait pour que cela arrive.

Mes parents n'ont pas compris au départ. Ils étaient furieux contre moi, mais toujours aussi discrets car personne ne savait pour Jae In. Fort heureusement, j'ai grandi avec du caractère et j'ai très vite réussi à plaider ma cause. Ils ont perdu l'espoir de retrouver leur premier fils, mais ils n'ont pas perdu leur fille. Car je suis toujours là, forte pour eux, forte pour tous les autres. Sensible à la fois, mais courageuse et hargneuse. La vie est un beau cadeau, et la guerre a peut-être bouleversé le monde entier, je suis fière de ce que nous sommes tous devenus. Un retour aux sources, une réflexion sur les erreurs de nos ancêtres. Les étoiles, elles, ont été témoin de tous nos faits et gestes. Quand je les regarde, allongée sur mon gros rocher, j'ai envie qu'elles descendent me voir et me racontent ce qu'elles ont vu. Mais les étoiles ne parlent pas. Les morts ne parlent pas. Il n'y a que nos corps fatigués qui peuvent raconter des histoires. Et je compte bien en raconter d'autres encore.