Il m'arrive souvent de me rendre sur ce grand rocher où on peut avoir la meilleure vue sur Suwon, ou tout du moins ce qu'il en reste. Je me rends compte à chaque fois à quel point on est insignifiant sur cette planète, et que nos prédécesseurs ont été suffisamment stupides pour condamner ce qu'il reste de nous. Ont-ils réellement pensé à nous, les survivants d'une guerre que nous n'avons jamais réclamé ? Fort heureusement pour moi, il ne me reste presque rien de cette période dans ma mémoire. Comme des souvenirs verrouillés à jamais, la clé perdue. Je n'ai connu que le confort de l'abri anti-atomique dans lequel mon frère Luan s'est réfugié, moi dans ses bras. Mais j'ai toujours su que l'extérieur était fait pour moi. Il m'attire depuis bien trop longtemps désormais, et malgré les craintes de mon frère, je n'ai jamais su l'écouter et me préserver du danger dehors. Je dois reconnaître ne pas avoir été un enfant facile à éduquer: nos parents adoptifs avaient du mal à imposer leur autorité auprès de moi. Peut-être parce que j'ai toujours su qu'ils ne sont pas ma famille, biologiquement parlant. Et même si je n'ai jamais écouté Luan, il est tout ce qu'il me reste sur cette foutue terre.

Je n'ai jamais prétendu avoir été un enfant de cœur. Le pire adolescent du monde même. Fourbe, menteur, crâneur. Nombreuses ont été les fois où on a voulu me refaire le portrait. Mon pêché mignon était de voler les laissers-passers des explorateurs pour franchir cette porte blindée. Pour sortir. Pour voir le soleil et la végétation. Mais quand la soif de curiosité prend le pas sur la morale, tout devient compliqué. Je n'aimais pas travailler, je trouvais toujours tout trop facile. Je n'aimais pas me faire des amis, je les trouvais toujours trop ennuyants. Je trouvais tout injuste, et il m'arrivait de me plaindre en permanence de ma situation. Ce n'est pas juste que mon frère puisse sortir en exploration et pas moi. D'accord, j'étais jeune, mais je n'ai jamais aimé suivre les règles. La chance a voulu tout de même que je m'assagis au fil du temps. L'exploration, j'y ai eu droit dès mes seize ans malgré la désapprobation de mon frère qui me chaperonne plus que de raison. Et dès que j'ai goûté à l'extérieur pour la première fois, mon esprit rebelle a cessé de faire des siennes. Car j'ai obtenu la chose que j'ai toujours envié à Luan. Maintenant nous sommes égaux sur cette foutue planète.

Avec l'âge, mon insolence s'est transformée en un dédain certain pour toute l'espèce humaine. Plus j'expérimentais ma vie dehors, et plus je me rendais compte que l'être humain était loin d'être un modèle. Pouvons-nous vraiment être fiers de nous-mêmes ? J'ai honte personnellement. Voilà pourquoi j'ai sombré dans un mutisme quasi-permanent, et rares sont ceux qui sachent me dérider. La majeure partie du temps, j'aborde un visage condescendant, je m'en foutiste car les humains ne méritent pas d'être considérés. C'est déjà exceptionnel que j'arrive à me supporter en tant que tel. Mais fait assez étrange, je suis incapable d'éprouver de la haine envers mon frère. Il est le seul que je porte dans mon estime. Le seul pour qui je suis capable de mourir. Le seul pour qui mon cœur bat présentement. Même si c'est envers lui que je m'énerve le plus souvent, je n'ai jamais détesté nos étreintes fraternelles et notre solidarité.

Je ne peux pas lui en vouloir de chercher à me protéger par tous les moyens, surtout après mon accident survenu en exploration. Un accident qui m'a plus changé que je ne le voudrais. A l'époque éclaireur, je me suis éloigné de mon unité pour faire mon travail. Rien de plus normal. Je me suis malheureusement aventuré en terrain friable, et la roche s'est fissurée sous mon poids pourtant plume. Je suis resté coincé dans une crevasse des jours durant. Sous-alimenté, déshydraté, une bonne entorse à la cheville pour couronner le tout. Jusqu'à ce que je vois le premier équidé de toute ma "carrière" d'explorateur. Un étalon à la figure difforme, au regard pénétrant. Les stigmates d'une exposition aux radiations. Il s'est approché de moi, et par je ne sais quelle intelligence, il a été capable de pousser mon sac d'exploration dans la crevasse. De là, j'ai pu sortir ma corde et mon crochet pour me tirer de cette impasse. Mais au lieu de me fuir, le cheval est resté. Il ne hennit pas comme tous les chevaux, sa figure altère également ses cordes vocales. On dirait plus une sorte de geignement sorti tout droit des enfers. Cette créature en effraie plus d'un, et j'en ai fait partie jusqu'à ce que je comprenne que notre animosité commune nous permet de nous entendre. Je suis ainsi rentré à l'abri au dos de cette bête, mon nouveau meilleur ami pour ainsi dire.

L'espoir subsiste toujours dans l'animal.

Après cette grande guerre qui a ravagé bien des vies, je peux aisément affirmer que les animaux possèdent plus d'humanité que les hommes eux-mêmes.

Ce sont les hommes qui sont des animaux. A se déchirer. S’entre-tuer.

Et je les haïrai toujours.