« Tu savais que Bo Bae voulait être médecin ? J'l'ai vu traîner avec Kye. » lui lança-t-on au détour d'une conversation. Bien sûr qu'il le savait. Il bomba le torse fièrement. « Et elle sera la meilleure, c'est sûr. » Il aurait presque frapper ses pectoraux comme un babouin... Son camarade le charia. « Comment t'es fier ! Alors que t'es toujours en train de l'emmerder et de lui dire qu'elle est con... » Il grogna. C'était vrai. « C'est pour lui apprendre la vie. » se défendît-il, plongeant son nez dans son assiette de haricot en sauce. « Elle a besoin qu'on la secoue. Alors en tant que grand-frère, je fais mon devoir, t'as vu ? » Et son voisin de table se mît à nouveau à pouffer de rire. Il le menaça de son poing avant de se mettre à rire avec lui.

Le tumulte fût soudain dans le réfectoire. Les murmures avaient vite augmentés pour devenir des rumeurs bruyantes. Tout le monde s'agitait et de plus en plus de gens lui jetaient des coups d'oeil. Il fronça les sourcils et se redressa. Quelque chose clochait. Il chopa le premier venu, lui demanda vivement ce qu'il se passait. « Tu devrais aller à l'infirmerie... » lui souffla-t-il, nerveux. Et Du Ho s'y précipita alors, marchant hâtivement. L'oncle de Kye était là, s'affairant avec les petites mains qui lui servaient d'infirmières. Ils s'agitaient dans tous les sens. C'était le chaos. En baissant les yeux il constata le sang qui avait coulé sur le sol. Beaucoup de sang. Et dans la mare carmin qui maculait le sol, s'embourbait un bracelet qu'il ne connaissait que trop bien. Ces perles de bois, il les avait vu maintes fois. Il se pencha pour le ramasser. Les initiales P.B.B étaient incrustées de terre et autres salissures indéterminées. Pas le genre qui se faisait à l'intérieur. Blême, il s'avança à grands pas vers la salle d'opération, tirant le rideau qui en était la seule séparation du reste de l'infirmerie. Le spectacle était épouvantable. Abominable. Si le choc n'avait pas été tel, son estomac retourné aurait certainement rendu son contenu sur le sol. Et le chaos se tût petit à petit. Puis plus rien. Mais ce à quoi il assistait n'avait pas changé. Elle était toujours là, sur le lit de soin, les yeux fermés, le teint blafard, et partout sur son corps, des marches, des plaies, du sang et... Il poussa l'infirmière qui lui barrait la route, lui demandant de sortir. Et il se précipita vers elle. Il attrapa son visage poupon dans ses mains et la scruta. « T'es pas morte... c'est pas possible... t'es pas morte. Tu peux pas me faire ça. Bo Bae !! » Mais elle ne réagissait pas. Elle ne réagissait plus. C'était fini. Et derrière lui, il entendît un « Désolé... » Il se retourna vivement et chopa par le col le convalescent qu'il n'avait jusqu'alors pas remarqué. Et quelle ne fût pas sa stupéfaction de constater l'identité de ce dernier. « Kye... ? Non... pas toi. C'est pas vrai. » Son plus ancien ami, celui qu'il avait connu même avant la Guerre, avant l'Abri, avant ce monde là... « Ne me dis pas... ne me dis pas que... » Mais il lui dît. Il lui raconta, les yeux remplis de larmes qu'ils étaient sortis, pour repérer et cueillir des plantes médicinales. Elle voulait apprendre, Kye la formait. Et puis... et puis ça leur était tombé dessus.

Après son récit, il le fixa, longtemps. Puis finalement il se leva, le repoussant violemment dans son lit. Qu'importait s'il était blessé. Gravement ou pas. Il s'en fichait. A cause de lui, à cause de Kye... elle était... « J'te pardonnerai jamais. C'est de ta faute. » lâcha-t-il, glacial. Il fît volte-face et sortît, bousculant encore la pauvre infirmière qui essayait de le calmer.

Elle crie. Elle l'appelle. Sa voix est lointaine... mais pourtant tellement distincte. Autour de lui, le néant, il ne voit même pas ses propres mains. Il ne voit rien. Pourtant, il avance, téméraire, sans hésitation. Il suit la voix, sans perdre de temps. « Du Ho... » Comme une plainte. Il fonce, veut la trouver. Cette voix. Il sait qu'il est dans la bonne direction. Il ne se l'explique pas. Il n'y a que l'écho de cette voix qui peut le guider. Le noir... le noir s'éclaire. Légèrement. Comme lorsqu'on regarde le soleil à travers ses paupières. Un rouge, sombre... puis de plus en plus vif. Une odeur de fer. Il s'arrête. Ses mains. Ses mains sont moites. Il les relève, les voit. Elles sont... rouges. Il les secoue comme si ça pouvait y changer quelque chose. Il les frotte sur son torse, dans ses cheveux. Il hurle. Mais au travers de son cri perçant, il entend un « Désolé... ».

Il se redressa, haletant, dans son lit de camp. La moiteur de la nuit l'enveloppait. Les ronflements de ses voisins de chambrée l'attaquèrent de toute part. Il souffla, pour calmer ses tremblements. Comme pour être certain qu'il était réveillé, il releva les yeux, pour constater l'état de ses paumes. Nettes, blanches, normales. Il soupira et frotta son visage, remontant ses genoux contre sa poitrine nue. Agrippant doucement ses cheveux, il se berça, en se balançant doucement d'avant en arrière. Et il chuchota, faiblement. « bogo shipda, yeo dong-saeng. » Il se rallongea lentement et fixa le plafond. Ca faisait quelques années déjà qu'elle était morte. Quelques années qu'il avait disparu, lui aussi. Kye. Cet imbécile. Ce lâche ! Il était parti, sans se retourner. Incapable d'assumer sa responsabilité. Et il l'avait laissé. Abandonné, sans même essayer de se faire pardonner. Soupirant de frustration, il se tourna sur le côté et fixa l'extérieur par l'ouverture mince laissée à l'entrée de la tente. Il faisait encore sombre. Il devrait dormir avant que le jour ne se lève, profiter des dernières heures. Mais il savait déjà qu'il n'y arriverait pas. Trop de souvenirs douloureux en tête. Il ne ferma pas l'oeil durant les dernières heures. Et inconsciemment, lorsqu'il marcha en direction de l'Abris avec le reste de la troupe, il cherchait des yeux un élément, un signe, qui lui indiquerait où il se trouvait. Mais rien. Toujours rien.