Il n’avait jamais vraiment cru que sa vie changerait un jour. Peut-être ne l’avait-il même jamais envisagé. Il se contentait de vivre. Heureux. En dépit des circonstances précaires de sa vie, des seuls bras de sa mère, il s’était contenté de cela. Izao n’avait pas de père ; celui-ci était mort peu après sa naissance, laissant sa femme dans un état de désespoir absolu. Mais en dépit de cela, elle avait trouvé la force de continuer à élever son enfant, quand bien même sa santé mentale se fragilisait de jours en jours : tout au moins, c’est ce qu’il entendait dire. A l’époque –et même aujourd’hui- il ne l’avait jamais réalisé. N’ayant aucun souvenir de son géniteur, la notion même de manque lui était inconnue. Comment aurait-il pu souffrir de l’absence de quelqu’un qu’il ne connaissait pas ? Sa mère était l’unique chose, l’unique être, qui comptait à ses yeux. Par dessus tout, il détestait l’entendre parler de cet homme au nom inconnu qui parvenait à lui tirer des larmes. Mais, quand elle lui soufflait doucement que, du moment qu’il était là, avec elle, tout irait bien, il se pensait le plus heureux du monde. Cela n’avait pas d’importance si certains avec plus qu’eux ; rien n’y personne ne parviendrait à surpasser ce semblant de bonheur en lequel il croyait.
Mais la vie n’était peut-être pas aussi belle, aussi douce et si facile qu’il n’aurait pu se l’imaginer. Et les ombres s’amoncelaient déjà au dessus de sa tête, tissant un voile d’obscurité qui manquait de l’aveugler.

Il avait tout juste six ans. Le choc avait été énorme. Un véritable traumatisme.
C’était lui qui avait retrouvé son corps sans vie, pendu à l’extrémité d’une corde. Pétrifié d’horreur, il n’avait pas eu le réflexe de crier. Ni de pleurer. Il s’était contenté de regarder ce visage qu’il avait tant aimé, les traits tordus par l’asphyxie qui l’avait emporté. Il n’avait pas compris. N’avait pas réalisé : accepté. Les gens avaient pourtant eu des murmures entendus. Depuis le temps qu’elle souffrait de dépression, n’était-ce pas normal ? Elle qui ne s’était jamais remise de la mort de son mari... En dépit d’avoir un enfant, elle souffrait trop pour parvenir à vivre. Izao ne voulait pas l’entendre. Pas le croire. Il ne voulait pas croire qu’elle l’avait abandonné pour un homme mort depuis des années.

Les années qui suivirent furent terribles. Izao fut placé dans une famille d'accueil qui prit très vite le large pour la Corée suite à des obligations professionnelles. La troisième guerre mondiale ayant éclatée peu de temps après, il ne dut sa survie qu'à ses tuteurs qui s'étaient battu pour lui trouver une place en lieu sûr. Le garçon qu’il était à l’époque vivait une phase d’aphasie totale, ne trouvant plus même la force de vivre. Il ne le voulait pas. Des idées, des images de mort lui tournaient dans la tête, hantant ses nuits et le privant de sommeil. L’omniprésence de la guerre, du manque et de l’horreur le torturait. Il ne parvenait même plus à fermer les yeux, souffrant de visions déchirantes. Pourquoi donc l’avait-on aidé à survivre à cette catastrophe ? Il n’en voyait pas l’intérêt, ne trouvant plus qu’un monde un aspect exécrable : laid. Il se surprenait le détester, les autres, la vie entière. Pourquoi personne ne semblait compatir à la douleur qu’il ressentait ? Il les entendait parler, le prendre en pitié, lui dont la mère, fatalement, l’avait abandonné à l’approche de ce cataclysme. « C’était inévitable ». Mais non. Non, il ne voulait pas le croire. Et il n’en était que d’autant plus affecté qu’il ne pouvait se résoudre à détester un mort ; car, selon l’avis de tous, c’était bel et bien la faute de son géniteur. Meurtri, il avait vécu avec cette peine insoutenable, seul, des années durant.
Jusqu’à ce jour.

Il n’avait jamais osé toucher la boîte qu’on lui avait laissée. Les maigres affaires personnelles dont elle disposait, les quelques photos de leur vie avant ces drames...regarder cela lui crevait le cœur. Il devait tout juste avoir quinze ans lorsqu’il s’était permis d’ouvrir cette boîte. En pensant faire son deuil, il avait parcouru fébrilement les divers souvenirs, retenant les larmes et la douleur qui lui brûlaient les yeux. Il avait hésité à feuilleter les petits carnets qu’elle avait laissé et dont les pages étaient recouverts de petits dessins et de lignes manuscrites, délicates. Peut-être n’aurait-il pas dû le faire ; certainement.
Il s’était senti trembler au fil des lignes. Il avait faux ; ils avaient tous faux. Elle n’avait jamais pleuré l’homme qu’elle avait perdu. Jamais. Elle n’avait fait que pleurer un homme qui l’avait abandonné. Homme qui l’avait abandonné au détriment de son propre fil, prétextant vouloir devenir « un bon père ». Les mots de sa mère avaient été sans appel.
Il s’agissait de sa faute. De leur faute.
Les Nakajima.

Sa tristesse s’était muée en colère. Son aphasie, en désir de vengeance. Inconsciemment, cette haine était devenue l’unique motivation qui le poussait à vivre encore. Ainsi donc, il avait fini par reprendre du poil de la bête, se façonnant une personnalité, un masque, qui lui seyait à merveille. Il s’attachait à devenir irréprochable : devenir quelqu’un qui, d’une façon ou d’une autre –n’importe laquelle- parviendrait à se venger. S’ils étaient vivants, quelque part, il s’était promis de les retrouver, eux sur qui il rejetait tous ses malheurs. Coûte que coûte, il fallait détruire.
Annihiler.

Et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit que, bien plus près qu’il n’aurait pu le croire, se trouvait l’une des personnes qu’il avait tant cherché.